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Handicapée mon oeil!

Ce jour-là, j’avais prévu de passer la journée à la maison. J’avais aussi planifié de dormir un peu plus tard que d’habitude. Vers 8 h 30, j’ai été réveillée par la sonnerie de mon téléphone. C’était ma fille. Son patron avait décidé de fermer le bureau à midi parce qu'il faisait trop froid... Ma fille, qui se déplace en fauteuil roulant, se retrouvait donc sans moyen de transport pour rentrer chez elle. Ici, à Winnipeg, on doit réserver le transport adapté la veille du déplacement au plus tard. On ne peut pas appeler quelques heures à l’avance comme c’est le cas au Québec. Je venais de me réveiller alors j’ai tout de suite répondu que j’irais la chercher, comme ça, sans réfléchir – réflexe de mère poule. 

Maintenant que j’écris régulièrement, je me réjouis à l’idée de passer du temps avec Martine, sachant que je vais vivre à ses côtés des expériences qui viendront alimenter mes textes. Mais en ce matin frais d’hiver, alors que le mercure frise la barre du -50 oC, j’ai plutôt envie de rester bien au chaud dans mon lit. J’essaie donc de me désister. J’appelle ma fille pour lui demander ce que vont faire ses collègues qui utilisent aussi le service de transport adapté de la ville. Elle m’a répondu que son patron donnait des bons de taxi, mais qu’elle n’en avait pas demandé parce qu'elle voulait inviter sa collègue Caroline à passer l'après-midi chez elle. Celle-ci avait un rendez-vous à deux pas de son travail à 16 h et ne voulait pas passer tout ce temps dans la salle d'attente. Si elle utilisait son bon pour se rendre chez Martine, elle n'en aurait plus pour aller chez le médecin. Bon. Je n’allais pas m’en tirer, mais l’aventure prenait une tournure intéressante. Caroline étant aveugle, je me retrouvais avec deux sources d’inspiration.

Alors que nous sommes confortablement assises dans le salon de Martine depuis un gros cinq minutes, je me lève et j’annonce que je vais assembler un tiroir. Sa réalité est comparable à celle de la plupart des propriétaires de maison en ce qu’elle a toujours un projet en branle. Par contre, elle a souvent besoin de quelqu’un pour les réaliser. En choisissant d’assembler un tiroir, je vais pouvoir continuer de jaser. Quand je reviens avec la boîte, Caroline explique qu’elle peut très bien assembler des choses sans voir les instructions, qu’elle l’a fait souvent. Je ne fais ni une ni deux et la prend au mot. « Il y a deux tiroirs. T’en veux un? » 

Moi, je suis nulle pour assembler les choses. Je suis lente et je me trompe tout le temps. C’est immanquable. Quoi que j’assemble, je dois le défaire puis le refaire en partie au moins une fois. J’ai bien des défauts qui m’agacent, mais j’ai fait la paix avec celui-là. Aussi, l’éventualité qu’une personne aveugle réussisse à assembler un tiroir plus rapidement que moi ne me dérange pas. Je me doute bien qu’elle ne pourra pas gagner. En plus de ne pas pouvoir consulter les instructions, elle ne peut pas non plus copier sur moi. Cela ne m’empêche pas d’omettre de lui expliquer le fonctionnement du tournevis multimèches… 

Quand est venu le temps de rentrer chez moi, j’étais un peu plus avancée qu’elle, mais j’avais défoncé un coin du fond de mon tiroir en tentant de pousser une vis dans le mauvais trou. Alors finalement, si je me soustrais des points pour mon erreur, nous sommes arrivées ex æquo. Ouf!

En rentrant, je devais faire un arrêt rapide au Safeway pour acheter un citron. Celui sur mon chemin n’a toujours pas de caisses libre-service et sa seule et unique caisse rapide n’était pas ouverte. J’ai dû attendre derrière une femme avec un panier plein avant de pouvoir être servie. La caissière était TELLEMENT lente. J’ai jeté un coup d’œil au caissier d’à côté, même histoire. Quand ça a été mon tour, je me suis rendu compte que je n’avais pas mon portefeuille. Le temps d’aller chercher de l’argent dans mon auto, une autre femme défaisait son panier plein et la caissière en balayait le contenu sans plus d’empressement que pour la cliente d’avant. Je l’ai fixée intensément derrière mes lunettes de soleil dans l’espoir que mon regard oblique parvienne à lui transpercer le crâne et à lui stimuler le cerveau. J’aurais voulu lui remettre mon citron pour souligner l’excellence de son service, mais j’en avais besoin pour préparer à souper. Je parie qu’elle aurait perdu contre Caroline.

Signé Marie-Denise Couture
 

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